Victor Hugo
Le Rhin. Lettres à un ami

Lettre XX

 

Bingen

Je me suis remis en marche comme le soleil baissait.
Le paysage était ravissant et sévère. J’avais laissé derrière moi la chapelle gothique de Saint-Clément. J’avais à ma gauche la rive droite du Rhin chargée de vignes et d’ardoises. Les derniers rayons du soleil rougissaient au loin les fameux coteaux d’Assmannshausen, au pied duquel des vapeurs, des fumées peut-être, me révélaient Aulhausen, le village des potiers de terre. Au-dessus de la route que je suivais, au-dessus de ma tête, se dressaient, échelonnés de montagne en montagne, trois châteaux : le Reichenstein et le Rheinstein, démolis par Rodolphe de Habsburg et rebâtis par le comte palatin; et le Vaugtsberg, habité en 1348 par Kuno de Falkenstein et restauré aujourd’hui par le prince Frédéric de Prusse. Le Vaugtsberg a joué un grand rôle dans les guerres du droit manuel. L’archevêque de Mayence l’engagea un jour à l’empereur d’Allemagne pour quarante mille livres tournois. Ceci me rappelle que, lorsque Thibaut, comte de Champagne, ne sachant comment s’acquitter vis-à-vis de la reine de Chypre, vendit à son très cher seigneur Louis roi de France la comté de Chartres, la comté de Blois, la comté de Sancerre et la vicomté de Châteaudun, ce fut également pour la somme de quarante mille livres. Aujourd’hui quarante mille livres, c’est le prix dont un huissier retiré paie sa maison de campagne à Bagatelle ou à Pantin.
Cependant je faisais à peine attention à ce paysage et à ces souvenirs. Depuis que le jour déclinait, je n’avais plus qu’une pensée. Je savais qu’avant d’arriver à Bingen, un peu en deçà du confluent de la Nahe, je rencontrerais un étrange édifice, une lugubre masure debout dans les roseaux au milieu du fleuve entre deux hautes montagnes. Cette masure, c’est la Maüsethurm.
Dans mon enfance j’avais au-dessus de mon lit un petit tableau entouré d’un cadre noir que je ne sais quelle servante allemande avait accroché au mur. Il représentait une vieille tour isolée, moisie, délabrée, entourée d’eaux profondes et noires qui la couvraient de vapeurs et de montagnes qui la couvraient d’ombre. Le ciel de cette tour était morne et plein de nuées hideuses. Le soir, après avoir prié Dieu et avant de m’endormir, je regardais toujours ce tableau. La nuit je le revoyais dans mes rêves, et je l’y revoyais terrible. La tour grandissait, l’eau bouillonnait, un éclair tombait des nuées, le vent sifflait dans les montagnes et semblait par moments jeter des clameurs. Un jour je demandai à la servante comment s’appelait cette tour. Elle me répondit, en faisant un signe de croix : la Maüsethurm.
Et puis elle me raconta une histoire. Qu’autrefois à Mayence, dans son pays, il y avait eu un méchant archevêque nommé Hatto, qui était aussi abbé de Fuld, prêtre avare, disait-elle, ouvrant plutôt la main pour bénir que pour donner. Que dans une année mauvaise il acheta tout le blé pour le revendre fort cher au peuple, car ce prêtre voulait être riche. Que la famine devint si grande que les paysans mouraient de faim dans les villages du Rhin. Qu’alors le peuple s’assembla autour du burg de Mayence, pleurant et demandant du pain. Que l’archevêque refusa. Ici l’histoire devient horrible. Le peuple affamé ne se dispersait pas et entourait le palais de l’archevêque en gémissant. Hatto, ennuyé, fit cerner ces pauvres gens par ses archers, qui saisirent les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants, et enfermèrent cette foule dans une grange à laquelle ils mirent le feu. Ce fut, ajoutait la bonne vieille, un spectacle dont les pierres eussent pleuré. Hatto n’en fit que rire; et comme les misérables, expirant dans les flammes, poussaient des cris lamentables, il se prit à dire: Entendez-vous siffler les rats? Le lendemain la grange fatale était en cendre; il n’y avait plus de peuple dans Mayence; la ville semblait morte et déserte, quant tout à coup une multitude de rats, pullulant dans la grange brûlée comme les vers dans les ulcères d’Assuérus, sortant de dessous terre, surgissant d’entre les pavés, se faisant jour aux fentes des murs, renaissant sous le pied qui les écrasait, se multipliant sous les pierres et sous les massues, inondèrent les rues, la citadelle, le palais, les caves, les chambres et les alcôves. C’était un fléau, c’était une plaie, c’était un fourmillement hideux. Hatto éperdu quitta Mayence et s’enfuit dans la plaine, les rats le suivirent; il courut s’enfermer dans Bingen qui avait de hautes murailles, les rats passèrent par-dessus les murailles et entrèrent dans Bingen. Alors l’archevêque fit bâtir une tour au milieu du Rhin et s’y réfugia à l’aide d’une barque autour de laquelle dix archers battaient l’eau; les rats se jetèrent à la nage, traversèrent le Rhin, grimpèrent sur la tour, rongèrent les portes, le toit, les fenêtres, les planchers et les plafonds, et, arrivés enfin jusqu’à la basse-fosse où s’était caché le misérable archevêque, l’y dévorèrent tout vivant. — Maintenant la malédiction du ciel et l’horreur des hommes sont sur cette tour, qui s’appelle la Maüsethurm. Elle est déserte ; elle tombe en ruine au milieu du fleuve ; et quelquefois la nuit on en voit sortir une étrange vapeur rougeâtre, qui ressemble à la fumée d’une fournaise; c’est l’âme de Hatto qui revient.

Avez-vous remarqué une chose? L’histoire est parfois immorale, les contes sont toujours honnêtes, moraux et vertueux. Dans l’histoire volontiers le plus fort prospère, les tyrans réussissent, les bourreaux se portent bien, les monstres engraissent, les Sylla se transforment en bons bourgeois, les Louis XI et les Cromwell meurent dans leur lit. Dans les contes, l’enfer est toujours visible. Pas de faute qui n’ait son châtiment, parfois même exagéré; pas de crime qui n’amène son supplice, souvent effroyable; pas de méchant qui ne devienne un malheureux, quelquefois fort à plaindre. Cela tient à ce que l’histoire se meut dans l’infini, et le conte dans le fini. L’homme, qui fait le conte, ne se sent pas le droit de poser les faits et d’en laisser supposer les conséquences ; car il tâtonne dans l’ombre, il n’est sûr de rien, il a besoin de tout borner par un enseignement, un conseil et une leçon; et il n’oserait pas inventer des événements sans conclusion immédiate. Dieu, qui fait l’histoire, montre ce qu’il veut et sait le reste.

Maüsethurm est un mot commode. On y voit ce qu’on désire y voir. Il y a des esprits qui se croient positifs et qui ne sont qu’arides; qui chassent la poésie de tout, et qui sont toujours prêts à lui dire, comme cet autre homme positif au rossignol: Veux-tu te taire, vilaine bête! Ces esprits-là affirment que Maüsethurm vient de maus ou mauth, qui signifie péage. Ils déclarent qu’au dixième siècle, avant que le lit du fleuve fût élargi, le passage du Rhin n’était ouvert que du côté gauche, et que la ville de Bingen avait établi, au moyen de cette tour, son droit de barrière sur les bateaux. Ils s’appuient sur ce qu’il y a encore près de Strasbourg deux tours pareilles consacrées à une perception d’impôt sur les passants, lesquelles s’appellent également Maüsethurme. Pour ces graves penseurs inaccessibles aux fables, la tour maudite est un octroi et Hatto est un douanier.
Pour les bonnes femmes, parmi lesquelles je me range avec empressement, Maüsethurm vient de mause, qui vient de mus et qui veut dire rat Ce prétendu péage est la Tour des Souris et ce douanier est un spectre.
Après tout, les deux opinions peuvent se concilier. Il n’est pas absolument impossible, que, vers le seizième ou le dix-septième siècle, après Luther, après Érasme, des bourguemestres esprits-forts aient utilisé la tour de Hatto et momentanément installé quelque taxe et quelque péage dans cette ruine mal hantée. Pourquoi pas? Rome a bien fait du temple d’Antonin sa douane, la dogana. Ce que Rome a fait à l’histoire, Bingen a bien pu le faire à la légende.
De cette façon Mauth aurait raison et Maüse n’aurait pas tort.
Quoi qu’il en soit, depuis qu’une vieille servante m’avait conté le conte de Hatto, la Maüsethurm avait toujours été une des visions familières de mon esprit. Vous le savez, il n’y a pas d’homme qui n’ait ses fantômes, comme il n’y a pas d’homme qui n’ait ses chimères. La nuit nous appartenons aux songes; tantôt c’est un rayon qui les traverse, tantôt c’est une flamme; et, selon le reflet colorant, le même rêve est une gloire céleste ou une apparition de l’enfer. Effet de feux de Bengale qui se produit dans l’imagination.
Je dois dire que jamais la tour des rats, au milieu de sa flaque d’eau, ne m’était apparue autrement qu’horrible.
Aussi, vous l’avouerai-je? quand le hasard, qui me promène un peu à sa fantaisie, m’a amené sur les bords du Rhin, la première pensée qui m’est venue, ce n’est pas que je verrais le dôme de Mayence, ou la cathédrale de Cologne, ou la Pfalz, c’est que je visiterais la tour des rats.
Jugez donc de ce qui se passait en moi, pauvre poète croyeur, sinon croyant, et pauvre antiquaire passionné que je suis. Le crépuscule succédait lentement au jour, les collines devenaient brunes, les arbres devenaient noirs, quelques étoiles scintillaient, le Rhin bruissait dans l’ombre, personne ne passait sur la route blanchâtre et confuse qui se raccourcissait pour mon regard à mesure que la nuit s’épaississait, et qui se perdait, pour ainsi dire, dans une fumée à quelques pas devant moi. Je marchais lentement, l’œil tendu dans l’obscurité; je sentais que j’approchais de la Maüsethurm et que dans peu d’instants cette masure redoutable, qui n’avait été pour moi jusqu’à ce jour qu’une hallucination, allait devenir une réalité.
Un proverbe chinois dit: Tendez trop l’arc, le javelot dévie. C’est ce qui arrive à la pensée. Peu à peu cette vapeur qu’on appelle la rêverie entra dans mon esprit. Les vagues rumeurs du feuillage murmuraient à peine dans la montagne; le cliquetis clair, faible et charmant d’une forge éloignée et invisible arrivait jusqu’à moi; j’oubliai insensiblement la Maüsethurm, les rats et l’archevêque; je me mis à écouter, tout en marchant, ce bruit d’enclume, qui est parmi les voix du soir une de celles qui éveillent en moi le plus d’idées inexprimables; il avait cessé que je l’écoutais encore, et je ne sais comment il se trouva au bout d’un quart d’heure que j’avais fait, presque sans le vouloir, les vers quelconques que voici :

L’Amour forgeait. Au bruit de son enclume,
Tous les oiseaux, troublés, rouvraient les yeux ;
Car c’était l’heure où se répand la brume,
Où sur les monts, comme un feu qui s’allume,
Brille Vénus, l’escarboucle des cieux.

La grive au nid, la caille en son champ d’orge,
S’interrogeaient, disant : Que fait-il là ?
Que forge-t-il si tard ? — Un rouge-gorge
Leur répondit : Moi, je sais ce qu’il forge ;
C’est un regard qu’il a pris à Stella.

Et les oiseaux, riant du jeune maître,
De s’écrier : Amour, que ferez-vous
De ce regard qu’aucun fiel ne pénètre ?
Il est trop pur pour vous servir, ô traître !
Pour vous servir, méchants, il est trop doux !

Mais Cupido, parmi les étincelles,
Leur dit : Dormez, petits oiseaux des bois.
Couvez vos œufs et repliez vos ailes.
Les purs regards sont mes flèches mortelles ;
Les plus doux yeux sont mes pires carquois.

Comme je terminais cette chose, la route tourna, et je m’arrêtai brusquement. Voici ce que j’avais devant moi. À mes pieds, le Rhin courant et se hâtant dans les broussailles avec un murmure rauque et furieux, comme s’il s’échappait d’un mauvais pas; à droite et à gauche, des montagnes ou plutôt de grosses masses d’obscurité perdant leur sommet dans les nuées d’un ciel sombre piqué çà et là de quelques étoiles; au fond, pour horizon, un immense rideau d’ombre; au milieu du fleuve, au loin, debout dans une eau plate, huileuse et comme morte, une grande tour noire, d’une forme horrible, du faîte de laquelle sortait, en s’agitant avec des balancements étranges, je ne sais quelle nébulosité rougeâtre. Cette clarté, qui ressemblait à la réverbération de quelque soupirail embrasé, ou à la vapeur d’une fournaise, jetait sur les montagnes un rayonnement pâle et blafard, faisait saillir à mi-côte sur la rive droite une ruine lugubre, semblable à la larve d’un édifice, et se reflétait jusqu’à moi dans le miroitement fantastique de l’eau.
Figurez-vous, si vous pouvez, ce paysage sinistre vaguement dessiné par des lueurs et des ténèbres.
Du reste pas un bruit humain dans cette solitude, pas un cri d’oiseau ; un silence glacial et morne, troublé seulement par la plainte irritée et monotone du Rhin.
J’avais sous les yeux, la Maüsethurm.
Je ne me l’étais pas imaginée plus effrayante. Tout y était : la nuit, les nuées, les montagnes, les roseaux frissonnants, le bruit du fleuve plein d’une secrète horreur comme si l’on entendait le sifflement des hydres cachées sous l’eau, les souffles tristes et faibles du vent, l’ombre, l’abandon, l’isolement, et jusqu’à la vapeur de fournaise sur la tour, jusqu’à l’âme de Hatto!
Je tenais donc mon rêve, et il restait rêve!
Il me prit alors une idée, la plus simple du monde, mais qui dans ce moment-là me fit l’effet d’un vertige: je voulus sur-le-champ, à cette heure, sans attendre au lendemain, sans attendre au jour, aborder cette masure. L’apparition était sous mes yeux, la nuit était profonde, le pâle fantôme de l’archevêque se dressait sur le Rhin; c’était le moment de visiter la tour des rats.
Mais comment faire? où trouver un bateau? à une telle heure? dans un tel lieu? Traverser le Rhin à la nage, c’eût été pousser le goût des spectres un peu loin. D’ailleurs, eussé-je été assez grand nageur et assez grand fou pour cela, il y a précisément à cet endroit, à quelques brasses de la Maüsethurm, un gouffre des plus redoutables, le Bingerloch, qui avalait jadis des galiotes comme un requin avale un hareng, et pour qui, par conséquent, un nageur ne serait pas même un goujon. J’étais fort embarrassé.
Tout en cheminant pour me rapprocher de la ruine, je me rappelai que les palpitations de la cloche d’argent et les revenants du donjon de Velmich n’empêchaient pas les ceps et les échalas d’exploiter leur colline et d’escalader leurs décombres, et j’en conclus que le voisinage d’un gouffre rendant nécessairement la rivière très poissonneuse, je rencontrerais probablement au bord de l’eau, près de la tour, quelque cabane de pêcheur de saumon. Quand des vignerons bravent Falkenstein et sa souris, des pêcheurs peuvent bien affronter Hatto et ses rats.
Je ne me trompais pas. Je marchai pourtant long-temps encore sans rien rencontrer. J’atteignis le point de la rive le plus voisin de la ruine, je le dépassai, j’arrivai presque jusqu’au confluent de la Nahe, et je commençais à ne plus espérer de batelier, lorsque, en descendant jusqu’aux osiers du bord, j’aperçus une de ces grandes araignées-filets dont je vous ai parlé. À quelques pas du filet était amarrée une barque dans laquelle dormait un homme enveloppé dans une couverture. J’entrai dans la barque, je réveillai l’homme, je lui montrai la tour, il ne me comprit pas, je lui montrai un de ces gros écus de Saxe qui valent deux florins quarante-deux kreutzers, c’est-à-dire six francs, il me comprit, et quelques minutes après, sans avoir dit un mot, comme si nous eussions été deux spectres nous-mêmes, nous nagions vers la Maüsethurm.
Quand je fus au milieu du fleuve, il me sembla que la tour, dont nous approchions, au lieu de croître, diminuait; c’était la grandeur du Rhin qui la rapetissait. Cet effet dura peu. Comme j’avais pris le bateau à un point du rivage situé plus haut que la Maüsethurm, nous descendions le Rhin et nous avancions rapidement.
J’avais les yeux fixés sur la tour, au sommet de laquelle apparaissait toujours la vague lueur, et que je voyais maintenant grandir distinctement, à chaque coup de rame, d’une manière qui, je ne sais pourquoi, me semblait terrible. Tout à coup je sentis la barque s’affaisser brusquement sous moi comme si l’eau pliait sous elle, la secousse fit rouler ma canne à mes pieds, je regardai mon compagnon, lui-même me regarda avec un sourire qui, éclairé sinistrement par la réverbération surnaturelle de la Maüsethurm, avait quelque chose d’effrayant, et il me dit: Bingerloch. Nous étions sur le gouffre.
Le bateau tourna; l’homme se leva, saisit un croc d’une main et une corde de l’autre, plongea le croc dans la vague en s’y appuyant de tout son poids et se mit à marcher sur le bordage. Pendant qu’il marchait, le dessus de la barque froissait avec un bruit rauque la crête des rochers cachés sous l’eau.
Cette délicate manœuvre se fit simplement, avec une adresse merveilleuse et un admirable sang-froid, sans que l’homme, proférât une parole.
Tout à coup il tira son croc de l’eau et le tint en arrêt horizontalement en jetant un des bouts de la corde hors du bateau. La barque s’arrêta rudement. Nous abordions.
Je levai les yeux. À une demi-portée de pistolet, sur une petite île qu’on n’aperçoit pas du bord du fleuve, se dressait la Maüsethurm, sombre, énorme, formidable, déchiquetée à son sommet, largement et profondément rongée à sa base, comme si les rats effroyables de la légende avaient mangé jusqu’aux pierres.
La lueur n’était plus une lueur; c’était un flamboiement éclatant et farouche qui jetait au loin de longs rayonnements jusqu’aux montagnes et sortait par les crevasses et par les baies difformes de la tour comme par les trous d’une lanterne-sourde gigantesque.
Il me semblait entendre dans le fatal édifice une sorte de bruit singulier, strident et continu, pareil à un grincement.
Je mis pied à terre, je fis signe au batelier de m’attendre, et je m’avançai vers la masure.
Enfin j’y étais! — C’était bien la tour de Hatto, c’était bien la tour des rats, la Maüsethurm! elle était devant mes yeux, à quelques pas de moi, et j’allais y entrer! — Entrer dans un cauchemar, marcher dans un cauchemar, toucher aux pierres d’un cauchemar, arracher de l’herbe d’un cauchemar, se mouiller les pieds dans l’eau d’un cauchemar, c’est là, à coup sûr, une sensation extraordinaire.
La façade vers laquelle je marchais était percée d’une petite lucarne et de quatre fenêtres inégales toutes éclairées, deux au premier étage, une au second et une au troisième. À hauteur d’homme, au-dessous des deux fenêtres d’en bas, s’ouvrait toute grande une porte basse et large, communiquant avec le sol au moyen d’une épaisse échelle de bois à trois échelons. Cette porte, qui jetait plus de clarté encore que les fenêtres, était munie d’un battant de chêne grossièrement assemblé que le vent du fleuve faisait crier doucement sur ses gonds. Comme je me dirigeais vers cette porte, assez lentement à cause des pointes de rochers mêlées aux broussailles, je ne sais quelle masse ronde et noire passa rapidement auprès de moi, presque entre mes pieds, et il me sembla voir un gros rat s’enfuir dans les roseaux.
J’entendais toujours le grincement.
Je n’en continuai pas moins d’avancer, et en quelques enjambées je fus devant la porte.
Cette porte, que l’architecte du méchant évêque n’avait pratiquée qu’à quelques pieds au-dessus du sol, probablement pour faire de cette escalade un obstacle aux rats, avait jadis été l’entrée de la chambre basse de la tour ; maintenant il n’y avait plus dans la masure ni chambres basses ni chambres hautes. Tous les étages tombés l’un sur l’autre, tous les plafonds successivement écroulés, ont fait de la Maüsethurm une salle enfermée entre quatre hautes murailles, qui a pour sol des décombres et pour plafond les nuées du ciel.
Cependant j’avais hasardé mon regard dans l’intérieur de cette salle, d’où sortait un grincement si étrange et un rayonnement si extraordinaire. Voilà ce que je vis :
Dans un angle faisant face à la porte il y avait deux hommes. Ces hommes me tournaient le dos. Ils se penchaient, l’un accroupi, l’autre courbé, sur une espèce d’étau en fer qu’avec un peu d’imagination on aurait fort bien pu prendre pour un instrument de torture. Ils étaient pieds nus, bras nus, vêtus de haillons, avec un tablier de cuir sur les genoux et une grosse veste à capuchon sur le dos. L’un était vieux, je voyais ses cheveux gris; l’autre était jeune, je voyais ses cheveux blonds, qui semblaient rouges, grâce au reflet de pourpre d’une grande fournaise allumée à l’angle opposé de la masure. Le vieux avait son capuchon incliné à droite comme les guelfes, le jeune le portait incliné à gauche comme les gibelins. Du reste ce n’était ni un gibelin ni un guelfe; ce n’étaient pas non plus deux bourreaux, ni deux démons, ni deux spectres; c’étaient deux forgerons. Cette fournaise, où rougissait une longue barre de fer, était leur cheminée. La lueur, qui figurait si étrangement dans ce mélancolique paysage l’âme de Hatto changée par l’enfer en flamme vivante, c’était le feu et la fumée de cette cheminée. Le grincement, c’était le bruit d’une lime. Près de la porte, à côté d’un baquet plein d’eau, deux marteaux à longs manches s’appuyaient sur une enclume ; c’est cette enclume que j’avais entendue environ une heure auparavant et qui m’avait fait faire les vers que vous venez de lire.
Ainsi aujourd’hui la Maüsethurm est une forge. Pourquoi n’aurait-elle pas été une douane jadis? Vous voyez, mon ami, que décidément Mauth n’a peut-être pas tort.
Rien de plus dégradé et de plus décrépit que l’intérieur de cette tour. Ces murs, auxquels furent attachés les splendides tapisseries épiscopales où les rats, disent les légendes, rongèrent partout le nom de Hatto, ces murs sont à présent nus, ridés, creusés par les pluies, verdis au dehors par des brumes du fleuve, noircis au dedans par la fumée de la forge.
Les deux forgerons étaient du reste les meilleures gens du monde. Je montai l’échelle et j’entrai dans la masure. Ils me montrèrent à côté de leur cheminée la porte étroite et crevassée d’une tourelle sans fenêtres, aujourd’hui inaccessible, où, dirent-ils, l’archevêque se réfugia d’abord. Puis ils m’ont prêté une lanterne et j’ai pu visiter toute la petite île. C’est une longue et étroite langue de terre où croît partout, au milieu d’une ceinture de joncs et de roseaux, l’euphorba officinalis. A chaque instant, en parcourant cette île, le pied se heurte à des monticules ou s’enfonce dans des galeries souterraines. Les taupes y ont remplacé les rats.
Le Rhin a déchaussé et mis à nu la pointe orientale de l’îlot qui lutte comme une proue contre son courant. Il n’y a là ni terre ni végétation, mais un rocher de marbre rose qui à la lueur de ma lanterne me semblait veiné de sang.
C’est sur ce marbre qu’est bâtie la tour.
La Tour des Rats est carrée. La tourelle, dont les forgerons m’avaient montré l’intérieur, fait sur la face qui regarde Bingen un renflement pittoresque. La coupe pentagonale de cette tourelle longue et élancée, et les mâchicoulis postiches sur lesquels elle s’appuie, indiquent une construction du onzième siècle. C’est au-dessous de la tourelle que les rats semblent avoir rongé profondément la base de la tour. Les baies de la tour ont tellement perdu toute forme qu’il serait impossible d’en conclure aucune date. Le parement, écorché çà et là, dessine sur les parois extérieures une lèpre hideuse. Des pierres informes, qui ont été des créneaux ou des mâchicoulis, figurent au sommet de l’édifice des dents de cachalot ou des os de mastodonte scellés dans la muraille.
Au-dessus de la tourelle, à l’extrémité d’un long mât, flotte et se déchire au vent un triste haillon blanc et noir. Je trouvais d’abord je ne sais quelle harmonie entre cette ruine de deuil et cette loque funèbre. Mais c’est tout simplement le drapeau prussien.
Je me suis rappelé qu’en effet les domaines du grand-duc de Hesse finissent à Bingen. La Prusse rhénane y commence.
Ne prenez pas, je vous prie, en mauvaise part ce que je vous dis là du drapeau de Prusse. Je vous parle de l’effet produit, rien de plus. Tous les drapeaux sont glorieux. Qui aime le drapeau de Napoléon n’insultera jamais le drapeau de Frédéric.
Après avoir tout vu et cueilli un brin d’euphorbe, j’ai quitté la Maüsethurm. Mon batelier s’était rendormi. Au moment où il reprenait son aviron et où la barque s’éloignait de l’île, les deux forgerons s’étaient remis à l’enclume, et j’entendais siffler dans le baquet d’eau la barre de fer rouge qu’ils venaient d’y plonger.
Maintenant que vous dirai-je? Qu’une demi-heure après j’étais à Bingen, que j’avais grand’faim, et qu’après mon souper, quoique je fusse fatigué, quoiqu’il fût très tard, quoique les bons bourgeois fussent endormis, je suis monté, moyennant un thaler offert à propos, sur le Klopp, vieux château ruiné qui domine Bingen.
Là j’ai eu un spectacle digne de clore cette journée où j’avais vu tant de choses et coudoyé tant d’idées.
La nuit était à son moment le plus assoupi et le plus profond. Au-dessous de moi un amas de maisons noires gisait comme un lac de ténèbres. Il n’y avait plus dans toute la ville que sept fenêtres éclairées. Par un hasard étrange, ces sept fenêtres, pareilles à sept rouges étoiles, reproduisaient avec une exactitude parfaite la Grande-Ourse qui étincelait, en cet instant-là même, pure et blanche au fond du ciel ; si bien que la majestueuse constellation, allumée à des millions de lieues au-dessus de nos têtes, semblait se refléter à mes pieds dans un miroir d’encre.

Victor Hugo, Le Rhin, Lettres à un ami, Tome 1, 1842, pp.177-187