Bingen
Je me suis remis en marche comme le soleil baissait.
Le paysage était ravissant et sévère. J’avais
laissé derrière moi la chapelle gothique de Saint-Clément.
J’avais à ma gauche la rive droite du Rhin chargée
de vignes et d’ardoises. Les derniers rayons du soleil rougissaient
au loin les fameux coteaux d’Assmannshausen, au pied duquel des
vapeurs, des fumées peut-être, me révélaient
Aulhausen, le village des potiers de terre. Au-dessus de la route que
je suivais, au-dessus de ma tête, se dressaient, échelonnés
de montagne en montagne, trois châteaux : le Reichenstein et le
Rheinstein, démolis par Rodolphe de Habsburg et rebâtis
par le comte palatin; et le Vaugtsberg, habité en 1348 par Kuno
de Falkenstein et restauré aujourd’hui par le prince Frédéric
de Prusse. Le Vaugtsberg a joué un grand rôle dans les
guerres du droit manuel. L’archevêque de Mayence l’engagea
un jour à l’empereur d’Allemagne pour quarante mille
livres tournois. Ceci me rappelle que, lorsque Thibaut, comte de Champagne,
ne sachant comment s’acquitter vis-à-vis de la reine de
Chypre, vendit à son très cher seigneur Louis roi de France
la comté de Chartres, la comté de Blois, la comté
de Sancerre et la vicomté de Châteaudun, ce fut également
pour la somme de quarante mille livres. Aujourd’hui quarante mille
livres, c’est le prix dont un huissier retiré paie sa maison
de campagne à Bagatelle ou à Pantin.
Cependant je faisais à peine attention à ce paysage et
à ces souvenirs. Depuis que le jour déclinait, je n’avais
plus qu’une pensée. Je savais qu’avant d’arriver
à Bingen, un peu en deçà du confluent de la Nahe,
je rencontrerais un étrange édifice, une lugubre masure
debout dans les roseaux au milieu du fleuve entre deux hautes montagnes.
Cette masure, c’est la Maüsethurm.
Dans mon enfance j’avais au-dessus de mon lit un petit tableau
entouré d’un cadre noir que je ne sais quelle servante
allemande avait accroché au mur. Il représentait une vieille
tour isolée, moisie, délabrée, entourée
d’eaux profondes et noires qui la couvraient de vapeurs et de
montagnes qui la couvraient d’ombre. Le ciel de cette tour était
morne et plein de nuées hideuses. Le soir, après avoir
prié Dieu et avant de m’endormir, je regardais toujours
ce tableau. La nuit je le revoyais dans mes rêves, et je l’y
revoyais terrible. La tour grandissait, l’eau bouillonnait, un
éclair tombait des nuées, le vent sifflait dans les montagnes
et semblait par moments jeter des clameurs. Un jour je demandai à
la servante comment s’appelait cette tour. Elle me répondit,
en faisant un signe de croix : la Maüsethurm.
Et puis elle me raconta une histoire. Qu’autrefois à Mayence,
dans son pays, il y avait eu un méchant archevêque nommé
Hatto, qui était aussi abbé de Fuld, prêtre avare,
disait-elle, ouvrant plutôt la main pour bénir que pour
donner. Que dans une année mauvaise il acheta tout le blé
pour le revendre fort cher au peuple, car ce prêtre voulait être
riche. Que la famine devint si grande que les paysans mouraient de faim
dans les villages du Rhin. Qu’alors le peuple s’assembla
autour du burg de Mayence, pleurant et demandant du pain. Que l’archevêque
refusa. Ici l’histoire devient horrible. Le peuple affamé
ne se dispersait pas et entourait le palais de l’archevêque
en gémissant. Hatto, ennuyé, fit cerner ces pauvres gens
par ses archers, qui saisirent les hommes et les femmes, les vieillards
et les enfants, et enfermèrent cette foule dans une grange à
laquelle ils mirent le feu. Ce fut, ajoutait la bonne vieille, un spectacle
dont les pierres eussent pleuré. Hatto n’en fit que rire;
et comme les misérables, expirant dans les flammes, poussaient
des cris lamentables, il se prit à dire: Entendez-vous siffler
les rats? Le lendemain la grange fatale était en cendre; il n’y
avait plus de peuple dans Mayence; la ville semblait morte et déserte,
quant tout à coup une multitude de rats, pullulant dans la grange
brûlée comme les vers dans les ulcères d’Assuérus,
sortant de dessous terre, surgissant d’entre les pavés,
se faisant jour aux fentes des murs, renaissant sous le pied qui les
écrasait, se multipliant sous les pierres et sous les massues,
inondèrent les rues, la citadelle, le palais, les caves, les
chambres et les alcôves. C’était un fléau,
c’était une plaie, c’était un fourmillement
hideux. Hatto éperdu quitta Mayence et s’enfuit dans la
plaine, les rats le suivirent; il courut s’enfermer dans Bingen
qui avait de hautes murailles, les rats passèrent par-dessus
les murailles et entrèrent dans Bingen. Alors l’archevêque
fit bâtir une tour au milieu du Rhin et s’y réfugia
à l’aide d’une barque autour de laquelle dix archers
battaient l’eau; les rats se jetèrent à la nage,
traversèrent le Rhin, grimpèrent sur la tour, rongèrent
les portes, le toit, les fenêtres, les planchers et les plafonds,
et, arrivés enfin jusqu’à la basse-fosse où
s’était caché le misérable archevêque,
l’y dévorèrent tout vivant. — Maintenant la
malédiction du ciel et l’horreur des hommes sont sur cette
tour, qui s’appelle la Maüsethurm. Elle est déserte
; elle tombe en ruine au milieu du fleuve ; et quelquefois la nuit on
en voit sortir une étrange vapeur rougeâtre, qui ressemble
à la fumée d’une fournaise; c’est l’âme
de Hatto qui revient.
Avez-vous remarqué une chose? L’histoire est parfois immorale,
les contes sont toujours honnêtes, moraux et vertueux. Dans l’histoire
volontiers le plus fort prospère, les tyrans réussissent,
les bourreaux se portent bien, les monstres engraissent, les Sylla se
transforment en bons bourgeois, les Louis XI et les Cromwell meurent
dans leur lit. Dans les contes, l’enfer est toujours visible.
Pas de faute qui n’ait son châtiment, parfois même
exagéré; pas de crime qui n’amène son supplice,
souvent effroyable; pas de méchant qui ne devienne un malheureux,
quelquefois fort à plaindre. Cela tient à ce que l’histoire
se meut dans l’infini, et le conte dans le fini. L’homme,
qui fait le conte, ne se sent pas le droit de poser les faits et d’en
laisser supposer les conséquences ; car il tâtonne dans
l’ombre, il n’est sûr de rien, il a besoin de tout
borner par un enseignement, un conseil et une leçon; et il n’oserait
pas inventer des événements sans conclusion immédiate.
Dieu, qui fait l’histoire, montre ce qu’il veut et sait
le reste.
Maüsethurm est un mot commode. On y voit ce qu’on désire
y voir. Il y a des esprits qui se croient positifs et qui ne sont qu’arides;
qui chassent la poésie de tout, et qui sont toujours prêts
à lui dire, comme cet autre homme positif au rossignol: Veux-tu
te taire, vilaine bête! Ces esprits-là affirment que Maüsethurm
vient de maus ou mauth, qui signifie péage. Ils déclarent
qu’au dixième siècle, avant que le lit du fleuve
fût élargi, le passage du Rhin n’était ouvert
que du côté gauche, et que la ville de Bingen avait établi,
au moyen de cette tour, son droit de barrière sur les bateaux.
Ils s’appuient sur ce qu’il y a encore près de Strasbourg
deux tours pareilles consacrées à une perception d’impôt
sur les passants, lesquelles s’appellent également Maüsethurme.
Pour ces graves penseurs inaccessibles aux fables, la tour maudite est
un octroi et Hatto est un douanier.
Pour les bonnes femmes, parmi lesquelles je me range avec empressement,
Maüsethurm vient de mause, qui vient de mus et qui veut dire rat
Ce prétendu péage est la Tour des Souris et ce douanier
est un spectre.
Après tout, les deux opinions peuvent se concilier. Il n’est
pas absolument impossible, que, vers le seizième ou le dix-septième
siècle, après Luther, après Érasme, des
bourguemestres esprits-forts aient utilisé la tour de Hatto et
momentanément installé quelque taxe et quelque péage
dans cette ruine mal hantée. Pourquoi pas? Rome a bien fait du
temple d’Antonin sa douane, la dogana. Ce que Rome a fait à
l’histoire, Bingen a bien pu le faire à la légende.
De cette façon Mauth aurait raison et Maüse n’aurait
pas tort.
Quoi qu’il en soit, depuis qu’une vieille servante m’avait
conté le conte de Hatto, la Maüsethurm avait toujours été
une des visions familières de mon esprit. Vous le savez, il n’y
a pas d’homme qui n’ait ses fantômes, comme il n’y
a pas d’homme qui n’ait ses chimères. La nuit nous
appartenons aux songes; tantôt c’est un rayon qui les traverse,
tantôt c’est une flamme; et, selon le reflet colorant, le
même rêve est une gloire céleste ou une apparition
de l’enfer. Effet de feux de Bengale qui se produit dans l’imagination.
Je dois dire que jamais la tour des rats, au milieu de sa flaque d’eau,
ne m’était apparue autrement qu’horrible.
Aussi, vous l’avouerai-je? quand le hasard, qui me promène
un peu à sa fantaisie, m’a amené sur les bords du
Rhin, la première pensée qui m’est venue, ce n’est
pas que je verrais le dôme de Mayence, ou la cathédrale
de Cologne, ou la Pfalz, c’est que je visiterais la tour des rats.
Jugez donc de ce qui se passait en moi, pauvre poète croyeur,
sinon croyant, et pauvre antiquaire passionné que je suis. Le
crépuscule succédait lentement au jour, les collines devenaient
brunes, les arbres devenaient noirs, quelques étoiles scintillaient,
le Rhin bruissait dans l’ombre, personne ne passait sur la route
blanchâtre et confuse qui se raccourcissait pour mon regard à
mesure que la nuit s’épaississait, et qui se perdait, pour
ainsi dire, dans une fumée à quelques pas devant moi.
Je marchais lentement, l’œil tendu dans l’obscurité;
je sentais que j’approchais de la Maüsethurm et que dans
peu d’instants cette masure redoutable, qui n’avait été
pour moi jusqu’à ce jour qu’une hallucination, allait
devenir une réalité.
Un proverbe chinois dit: Tendez trop l’arc, le javelot dévie.
C’est ce qui arrive à la pensée. Peu à peu
cette vapeur qu’on appelle la rêverie entra dans mon esprit.
Les vagues rumeurs du feuillage murmuraient à peine dans la montagne;
le cliquetis clair, faible et charmant d’une forge éloignée
et invisible arrivait jusqu’à moi; j’oubliai insensiblement
la Maüsethurm, les rats et l’archevêque; je me mis
à écouter, tout en marchant, ce bruit d’enclume,
qui est parmi les voix du soir une de celles qui éveillent en
moi le plus d’idées inexprimables; il avait cessé
que je l’écoutais encore, et je ne sais comment il se trouva
au bout d’un quart d’heure que j’avais fait, presque
sans le vouloir, les vers quelconques que voici :
L’Amour forgeait. Au bruit de son enclume,
Tous les oiseaux, troublés, rouvraient les yeux ;
Car c’était l’heure où se répand la
brume,
Où sur les monts, comme un feu qui s’allume,
Brille Vénus, l’escarboucle des cieux.
La grive au nid, la caille en son champ d’orge,
S’interrogeaient, disant : Que fait-il là ?
Que forge-t-il si tard ? — Un rouge-gorge
Leur répondit : Moi, je sais ce qu’il forge ;
C’est un regard qu’il a pris à Stella.
Et les oiseaux, riant du jeune maître,
De s’écrier : Amour, que ferez-vous
De ce regard qu’aucun fiel ne pénètre ?
Il est trop pur pour vous servir, ô traître !
Pour vous servir, méchants, il est trop doux !
Mais Cupido, parmi les étincelles,
Leur dit : Dormez, petits oiseaux des bois.
Couvez vos œufs et repliez vos ailes.
Les purs regards sont mes flèches mortelles ;
Les plus doux yeux sont mes pires carquois.
Comme je terminais cette chose, la route tourna, et je m’arrêtai
brusquement. Voici ce que j’avais devant moi. À mes pieds,
le Rhin courant et se hâtant dans les broussailles avec un murmure
rauque et furieux, comme s’il s’échappait d’un
mauvais pas; à droite et à gauche, des montagnes ou plutôt
de grosses masses d’obscurité perdant leur sommet dans
les nuées d’un ciel sombre piqué çà
et là de quelques étoiles; au fond, pour horizon, un immense
rideau d’ombre; au milieu du fleuve, au loin, debout dans une
eau plate, huileuse et comme morte, une grande tour noire, d’une
forme horrible, du faîte de laquelle sortait, en s’agitant
avec des balancements étranges, je ne sais quelle nébulosité
rougeâtre. Cette clarté, qui ressemblait à la réverbération
de quelque soupirail embrasé, ou à la vapeur d’une
fournaise, jetait sur les montagnes un rayonnement pâle et blafard,
faisait saillir à mi-côte sur la rive droite une ruine
lugubre, semblable à la larve d’un édifice, et se
reflétait jusqu’à moi dans le miroitement fantastique
de l’eau.
Figurez-vous, si vous pouvez, ce paysage sinistre vaguement dessiné
par des lueurs et des ténèbres.
Du reste pas un bruit humain dans cette solitude, pas un cri d’oiseau
; un silence glacial et morne, troublé seulement par la plainte
irritée et monotone du Rhin.
J’avais sous les yeux, la Maüsethurm.
Je ne me l’étais pas imaginée plus effrayante. Tout
y était : la nuit, les nuées, les montagnes, les roseaux
frissonnants, le bruit du fleuve plein d’une secrète horreur
comme si l’on entendait le sifflement des hydres cachées
sous l’eau, les souffles tristes et faibles du vent, l’ombre,
l’abandon, l’isolement, et jusqu’à la vapeur
de fournaise sur la tour, jusqu’à l’âme de
Hatto!
Je tenais donc mon rêve, et il restait rêve!
Il me prit alors une idée, la plus simple du monde, mais qui
dans ce moment-là me fit l’effet d’un vertige: je
voulus sur-le-champ, à cette heure, sans attendre au lendemain,
sans attendre au jour, aborder cette masure. L’apparition était
sous mes yeux, la nuit était profonde, le pâle fantôme
de l’archevêque se dressait sur le Rhin; c’était
le moment de visiter la tour des rats.
Mais comment faire? où trouver un bateau? à une telle
heure? dans un tel lieu? Traverser le Rhin à la nage, c’eût
été pousser le goût des spectres un peu loin. D’ailleurs,
eussé-je été assez grand nageur et assez grand
fou pour cela, il y a précisément à cet endroit,
à quelques brasses de la Maüsethurm, un gouffre des plus
redoutables, le Bingerloch, qui avalait jadis des galiotes comme un
requin avale un hareng, et pour qui, par conséquent, un nageur
ne serait pas même un goujon. J’étais fort embarrassé.
Tout en cheminant pour me rapprocher de la ruine, je me rappelai que
les palpitations de la cloche d’argent et les revenants du donjon
de Velmich n’empêchaient pas les ceps et les échalas
d’exploiter leur colline et d’escalader leurs décombres,
et j’en conclus que le voisinage d’un gouffre rendant nécessairement
la rivière très poissonneuse, je rencontrerais probablement
au bord de l’eau, près de la tour, quelque cabane de pêcheur
de saumon. Quand des vignerons bravent Falkenstein et sa souris, des
pêcheurs peuvent bien affronter Hatto et ses rats.
Je ne me trompais pas. Je marchai pourtant long-temps encore sans rien
rencontrer. J’atteignis le point de la rive le plus voisin de
la ruine, je le dépassai, j’arrivai presque jusqu’au
confluent de la Nahe, et je commençais à ne plus espérer
de batelier, lorsque, en descendant jusqu’aux osiers du bord,
j’aperçus une de ces grandes araignées-filets dont
je vous ai parlé. À quelques pas du filet était
amarrée une barque dans laquelle dormait un homme enveloppé
dans une couverture. J’entrai dans la barque, je réveillai
l’homme, je lui montrai la tour, il ne me comprit pas, je lui
montrai un de ces gros écus de Saxe qui valent deux florins quarante-deux
kreutzers, c’est-à-dire six francs, il me comprit, et quelques
minutes après, sans avoir dit un mot, comme si nous eussions
été deux spectres nous-mêmes, nous nagions vers
la Maüsethurm.
Quand je fus au milieu du fleuve, il me sembla que la tour, dont nous
approchions, au lieu de croître, diminuait; c’était
la grandeur du Rhin qui la rapetissait. Cet effet dura peu. Comme j’avais
pris le bateau à un point du rivage situé plus haut que
la Maüsethurm, nous descendions le Rhin et nous avancions rapidement.
J’avais les yeux fixés sur la tour, au sommet de laquelle
apparaissait toujours la vague lueur, et que je voyais maintenant grandir
distinctement, à chaque coup de rame, d’une manière
qui, je ne sais pourquoi, me semblait terrible. Tout à coup je
sentis la barque s’affaisser brusquement sous moi comme si l’eau
pliait sous elle, la secousse fit rouler ma canne à mes pieds,
je regardai mon compagnon, lui-même me regarda avec un sourire
qui, éclairé sinistrement par la réverbération
surnaturelle de la Maüsethurm, avait quelque chose d’effrayant,
et il me dit: Bingerloch. Nous étions sur le gouffre.
Le bateau tourna; l’homme se leva, saisit un croc d’une
main et une corde de l’autre, plongea le croc dans la vague en
s’y appuyant de tout son poids et se mit à marcher sur
le bordage. Pendant qu’il marchait, le dessus de la barque froissait
avec un bruit rauque la crête des rochers cachés sous l’eau.
Cette délicate manœuvre se fit simplement, avec une adresse
merveilleuse et un admirable sang-froid, sans que l’homme, proférât
une parole.
Tout à coup il tira son croc de l’eau et le tint en arrêt
horizontalement en jetant un des bouts de la corde hors du bateau. La
barque s’arrêta rudement. Nous abordions.
Je levai les yeux. À une demi-portée de pistolet, sur
une petite île qu’on n’aperçoit pas du bord
du fleuve, se dressait la Maüsethurm, sombre, énorme, formidable,
déchiquetée à son sommet, largement et profondément
rongée à sa base, comme si les rats effroyables de la
légende avaient mangé jusqu’aux pierres.
La lueur n’était plus une lueur; c’était un
flamboiement éclatant et farouche qui jetait au loin de longs
rayonnements jusqu’aux montagnes et sortait par les crevasses
et par les baies difformes de la tour comme par les trous d’une
lanterne-sourde gigantesque.
Il me semblait entendre dans le fatal édifice une sorte de bruit
singulier, strident et continu, pareil à un grincement.
Je mis pied à terre, je fis signe au batelier de m’attendre,
et je m’avançai vers la masure.
Enfin j’y étais! — C’était bien la tour
de Hatto, c’était bien la tour des rats, la Maüsethurm!
elle était devant mes yeux, à quelques pas de moi, et
j’allais y entrer! — Entrer dans un cauchemar, marcher dans
un cauchemar, toucher aux pierres d’un cauchemar, arracher de
l’herbe d’un cauchemar, se mouiller les pieds dans l’eau
d’un cauchemar, c’est là, à coup sûr,
une sensation extraordinaire.
La façade vers laquelle je marchais était percée
d’une petite lucarne et de quatre fenêtres inégales
toutes éclairées, deux au premier étage, une au
second et une au troisième. À hauteur d’homme, au-dessous
des deux fenêtres d’en bas, s’ouvrait toute grande
une porte basse et large, communiquant avec le sol au moyen d’une
épaisse échelle de bois à trois échelons.
Cette porte, qui jetait plus de clarté encore que les fenêtres,
était munie d’un battant de chêne grossièrement
assemblé que le vent du fleuve faisait crier doucement sur ses
gonds. Comme je me dirigeais vers cette porte, assez lentement à
cause des pointes de rochers mêlées aux broussailles, je
ne sais quelle masse ronde et noire passa rapidement auprès de
moi, presque entre mes pieds, et il me sembla voir un gros rat s’enfuir
dans les roseaux.
J’entendais toujours le grincement.
Je n’en continuai pas moins d’avancer, et en quelques enjambées
je fus devant la porte.
Cette porte, que l’architecte du méchant évêque
n’avait pratiquée qu’à quelques pieds au-dessus
du sol, probablement pour faire de cette escalade un obstacle aux rats,
avait jadis été l’entrée de la chambre basse
de la tour ; maintenant il n’y avait plus dans la masure ni chambres
basses ni chambres hautes. Tous les étages tombés l’un
sur l’autre, tous les plafonds successivement écroulés,
ont fait de la Maüsethurm une salle enfermée entre quatre
hautes murailles, qui a pour sol des décombres et pour plafond
les nuées du ciel.
Cependant j’avais hasardé mon regard dans l’intérieur
de cette salle, d’où sortait un grincement si étrange
et un rayonnement si extraordinaire. Voilà ce que je vis :
Dans un angle faisant face à la porte il y avait deux hommes.
Ces hommes me tournaient le dos. Ils se penchaient, l’un accroupi,
l’autre courbé, sur une espèce d’étau
en fer qu’avec un peu d’imagination on aurait fort bien
pu prendre pour un instrument de torture. Ils étaient pieds nus,
bras nus, vêtus de haillons, avec un tablier de cuir sur les genoux
et une grosse veste à capuchon sur le dos. L’un était
vieux, je voyais ses cheveux gris; l’autre était jeune,
je voyais ses cheveux blonds, qui semblaient rouges, grâce au
reflet de pourpre d’une grande fournaise allumée à
l’angle opposé de la masure. Le vieux avait son capuchon
incliné à droite comme les guelfes, le jeune le portait
incliné à gauche comme les gibelins. Du reste ce n’était
ni un gibelin ni un guelfe; ce n’étaient pas non plus deux
bourreaux, ni deux démons, ni deux spectres; c’étaient
deux forgerons. Cette fournaise, où rougissait une longue barre
de fer, était leur cheminée. La lueur, qui figurait si
étrangement dans ce mélancolique paysage l’âme
de Hatto changée par l’enfer en flamme vivante, c’était
le feu et la fumée de cette cheminée. Le grincement, c’était
le bruit d’une lime. Près de la porte, à côté
d’un baquet plein d’eau, deux marteaux à longs manches
s’appuyaient sur une enclume ; c’est cette enclume que j’avais
entendue environ une heure auparavant et qui m’avait fait faire
les vers que vous venez de lire.
Ainsi aujourd’hui la Maüsethurm est une forge. Pourquoi n’aurait-elle
pas été une douane jadis? Vous voyez, mon ami, que décidément
Mauth n’a peut-être pas tort.
Rien de plus dégradé et de plus décrépit
que l’intérieur de cette tour. Ces murs, auxquels furent
attachés les splendides tapisseries épiscopales où
les rats, disent les légendes, rongèrent partout le nom
de Hatto, ces murs sont à présent nus, ridés, creusés
par les pluies, verdis au dehors par des brumes du fleuve, noircis au
dedans par la fumée de la forge.
Les deux forgerons étaient du reste les meilleures gens du monde.
Je montai l’échelle et j’entrai dans la masure. Ils
me montrèrent à côté de leur cheminée
la porte étroite et crevassée d’une tourelle sans
fenêtres, aujourd’hui inaccessible, où, dirent-ils,
l’archevêque se réfugia d’abord. Puis ils m’ont
prêté une lanterne et j’ai pu visiter toute la petite
île. C’est une longue et étroite langue de terre
où croît partout, au milieu d’une ceinture de joncs
et de roseaux, l’euphorba officinalis. A chaque instant, en parcourant
cette île, le pied se heurte à des monticules ou s’enfonce
dans des galeries souterraines. Les taupes y ont remplacé les
rats.
Le Rhin a déchaussé et mis à nu la pointe orientale
de l’îlot qui lutte comme une proue contre son courant.
Il n’y a là ni terre ni végétation, mais
un rocher de marbre rose qui à la lueur de ma lanterne me semblait
veiné de sang.
C’est sur ce marbre qu’est bâtie la tour.
La Tour des Rats est carrée. La tourelle, dont les forgerons
m’avaient montré l’intérieur, fait sur la
face qui regarde Bingen un renflement pittoresque. La coupe pentagonale
de cette tourelle longue et élancée, et les mâchicoulis
postiches sur lesquels elle s’appuie, indiquent une construction
du onzième siècle. C’est au-dessous de la tourelle
que les rats semblent avoir rongé profondément la base
de la tour. Les baies de la tour ont tellement perdu toute forme qu’il
serait impossible d’en conclure aucune date. Le parement, écorché
çà et là, dessine sur les parois extérieures
une lèpre hideuse. Des pierres informes, qui ont été
des créneaux ou des mâchicoulis, figurent au sommet de
l’édifice des dents de cachalot ou des os de mastodonte
scellés dans la muraille.
Au-dessus de la tourelle, à l’extrémité d’un
long mât, flotte et se déchire au vent un triste haillon
blanc et noir. Je trouvais d’abord je ne sais quelle harmonie
entre cette ruine de deuil et cette loque funèbre. Mais c’est
tout simplement le drapeau prussien.
Je me suis rappelé qu’en effet les domaines du grand-duc
de Hesse finissent à Bingen. La Prusse rhénane y commence.
Ne prenez pas, je vous prie, en mauvaise part ce que je vous dis là
du drapeau de Prusse. Je vous parle de l’effet produit, rien de
plus. Tous les drapeaux sont glorieux. Qui aime le drapeau de Napoléon
n’insultera jamais le drapeau de Frédéric.
Après avoir tout vu et cueilli un brin d’euphorbe, j’ai
quitté la Maüsethurm. Mon batelier s’était
rendormi. Au moment où il reprenait son aviron et où la
barque s’éloignait de l’île, les deux forgerons
s’étaient remis à l’enclume, et j’entendais
siffler dans le baquet d’eau la barre de fer rouge qu’ils
venaient d’y plonger.
Maintenant que vous dirai-je? Qu’une demi-heure après j’étais
à Bingen, que j’avais grand’faim, et qu’après
mon souper, quoique je fusse fatigué, quoiqu’il fût
très tard, quoique les bons bourgeois fussent endormis, je suis
monté, moyennant un thaler offert à propos, sur le Klopp,
vieux château ruiné qui domine Bingen.
Là j’ai eu un spectacle digne de clore cette journée
où j’avais vu tant de choses et coudoyé tant d’idées.
La nuit était à son moment le plus assoupi et le plus
profond. Au-dessous de moi un amas de maisons noires gisait comme un
lac de ténèbres. Il n’y avait plus dans toute la
ville que sept fenêtres éclairées. Par un hasard
étrange, ces sept fenêtres, pareilles à sept rouges
étoiles, reproduisaient avec une exactitude parfaite la Grande-Ourse
qui étincelait, en cet instant-là même, pure et
blanche au fond du ciel ; si bien que la majestueuse constellation,
allumée à des millions de lieues au-dessus de nos têtes,
semblait se refléter à mes pieds dans un miroir d’encre.
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